C’est une bien étrange tribune qui a paru sur Le Monde au mois de mai dernier. Elle était signée de rien moins que Rupert Murdoch et s’intitulait « Le numérique permettra l’égalité scolaire ». Elle a fait grincer moult dents pédagogiques, idéologiques ou corporatistes. Voyons cela
Notre monde est de plus en plus, et sans aucun doute, un monde fondé sur le mérite
Si le monde en question est celui sur lequel nos pieds sont posés, alors j’ose espérer que Murdoch exclut de cette affirmation le quasi milliard de personnes qui meurent de faim. Si ce monde est l’économique, je n’ai pas trouvé que cette remarque était vraie.
Quel que soit le secteur concerné, les salariés sont plus productifs, et ce grâce aux progrès numériques – créant des emplois inexistants voilà seulement quelques années
Ils en créent ; ils en suppriment aussi. Je serais curieux de statistiques. Du reste, on voit mal la relation établie entre gain de productivité et création d’emploi.
Ce postulat est vrai dans tous les secteurs, sauf un : l’Éducation.[…] Nos écoles demeurent le dernier obstacle à la révolution numérique. Pour la personne qui se réveillerait après cinquante ans de sommeil, l’aspect de la classe serait quasiment identique à celui existant à l’époque victorienne : un maître se tenant devant une classe remplie d’enfants, avec uniquement un manuel scolaire, un tableau noir et un morceau de craie.
Clairement inexact. Je ne me penche sur le monde de l’éducation dans sa relation avec les nouvelles technologies que depuis quelques mois mais, en tant que professionnel du Web, je suis stupéfait de la passion, du dynamisme et des initiatives que l’on y trouve. Les enseignants, les élèves, le personnel administratif, académique, les organisations para-ministérielles twittent, bloguent et utilisent toutes sortes de logiciels. Ce n’est peut-être qu’une fraction de l’ensemble, mais cela est déjà beaucoup. Vraiment, pour mieux connaître cet univers, s’il me fallait affirmer une telle chose, je le ferais bien plus du monde des petites et moyennes entreprises !
Nous savons que la réponse traditionnelle – qui se résume à injecter de l’argent afin de résoudre le problème – ne fonctionne pas.
Pour le coup, je suis d’accord. Je suis toujours navré de voir présenter l’argent comme la panacée aux problèmes de l’École. L’argent n’est qu’un moyen, et sans plan ni équipes, non seulement il ne résout rien mais il peut même être aggraver les choses. Mais j’ai remarqué que dans le domaine scolaire, plus d’une personne ont une vision un peu « magique » de l’argent.
Les mêmes technologies numériques qui ont modifié un aspect de la vie moderne sur deux peuvent transformer l’éducation.
Après une entrée en matière pour le moins contestable, Murdoch devient à partir de maintenant assez intéressant.
Nous devons commencer par exciter l’imagination de nos jeunes. La clé, ce n’est pas l’ordinateur ou la tablette voire un dispositif quelconque…
Amen…
mais le logiciel qui impliquera les étudiants, leur enseignera les concepts et leur apprendra à penser par eux-mêmes.
Je suis sûr que si Murdoch avait écrit « enseignant » au lieu de « logiciel », il aurait gagné bien des coeurs pédagogiques… Mais comment un logiciel peut-il pour ainsi dire de lui-même intéresser et éveiller ? Le magnat donne un exemple.
Dans deux petites écoles en Californie, un éditeur traditionnel de manuels scolaires s’est associé avec Apple pour enseigner l’algèbre. Ils ont fourni aux enfants des iPads gratuits et ont créé une application procurant aux étudiants un guide d’instructions, un feed-back instantané sur des questions liées à la pratique et un accès à plusieurs centaines de vidéos. Si les élèves ne comprennent pas la leçon la première fois, ils peuvent la regarder autant de fois qu’ils le souhaitent.
Idée provocante ! L’enseignant semble éliminé et l’enfant, libéré de sa tyrannie grâce à la technologie, se voit offrir la possibilité d’apprendre à sa guise. Disons d’abord que dans ce tableau, l’enseignant n’est pas éliminé mais déplacé : ce logiciel et ses différents scenarios, il a bien fallu les concevoir, et ce n’est pas seulement affaire de technologie mais également de connaissance et d’intelligence pédagogique.
D’autre part, Murdoch ne dit pas tout : que faisaient les enseignants des élèves ? Vraiment rien ? On a envie d’en savoir plus. Je pressens pour ma part que c’est la combinaison de l’enseignant et du logiciel qui ont pu faire de cette expérience un succès (si l’on en croit le rapport de Rupert).
Exciter les jeunes imaginations me conduit directement à mon second point : un enseignement plus personnalisé. Dans le domaine des médias, nous avons appris la façon de micro-cibler les publics […]. Dorénavant, nous devons intégrer ces types de compétences dans l’éducation […].
Et Rupert d’illustrer son point avec cet exemple.
Il [NDLR : programme test] permet à un enseignant de diagnostiquer instantanément le niveau de lecture atteint par un enfant, puis d’élaborer un manuel scolaire personnalisé pour les dix jours suivants. Le parent peut le vérifier à tout moment pour évaluer la progression de son enfant en termes d’acquisition de connaissances.
Et de conclure :
La clé, c’est la capacité à analyser les domaines où les enfants sont en cours d’acquisition de connaissances et les moyens qui leur sont nécessaires pour progresser.
Idée intéressante, notamment quand on sait que, par exemple, jusqu’à 1/3 des enfants les plus doués sont en difficulté scolaire. Cela dit, il semble que cette idée ne soit pas neuve, comme en témoigne une enseignante qui en est revenue (13e minute).
La dernière idée de Murdoch est, selon qu’on le sent, absurde ou spécieuse.
[G]râce au numérique, nous pouvons proposer les plus grands penseurs du monde à chaque étudiant, aux quatre coins du monde, à très faible coût.Hors de la classe, le numérique a déjà rempli ce rôle. Il n’y a pas si longtemps, il fallait être riche pour écouter l’opéra ou la symphonie de la meilleure facture. Vous pouvez dorénavant télécharger le meilleur enregistrement mondial de votre concerto préféré de Mozart pour environ un dollar.
Ainsi, si un enseignant en Bretagne propose le meilleur cours d’enseignement de l’histoire de France, il n’y a aucune raison de ne pas le mettre immédiatement à la disposition de tout étudiant dans la France entière ou au Vietnam.
Murdoch a-t-il entendu parler de cet étrange objet que l’on appelle livre ? Les bibliothèques sont gratuites dans la plupart des villes en France et en Europe depuis longtemps. Est-ce pour autant que les enfants de conditions modeste s’y précipitent ?
Pour conclure, si l’on fait abstraction de l’idéologie et des enjeux d’intérêt pour… se mettre à l’écoute de cette idée que l’on peut tirer de la technologie bien plus qu’on ne le fait aujourd’hui pour servir les élèves et que le rôle des enseignants s’en trouve bouleversé, je ne vois là rien à redire. Mais Rupert n’avance rien de bien nouveau en fait.
La technologie a changé la donne de nombreuses industries, faisant tomber les anciennes puissances et en érigeant de nouvelles : à l’Ecole de prendre les devants en ayant le courage et l’audace d’expérimenter mais également de s’interroger sur les notions (classe, savoir, etc.) et sur le rôle des parties prenantes : élèves, enseignants, parents, etc.